Propos recueillis par Isabelle Bourgin.
Je vais surtout te parler de
ton travail sur les Télécrans. Depuis combien de temps fais-tu
des Télécrans?
Depuis 1989 environ
Que faisais-tu comme travail avant ?
Je faisais de la sculpture. Je suis passé progressivement de lutilisation
de la pierre à celle du bois, mais cétait toujours des
matériaux de récupération qui avaient servi dans le bâtiment.
Cette utilisation avait au départ des raisons dordre économique,
voire écologique, puis cest le contact de ces matériaux
qui avaient gardé les traces de leur mise en uvre et de leur
vécu qui a suscité des sculptures où mon intervention
a été de plus en plus minimale, mais presque toujours en adéquation
avec leur utilisation initiale.
Quest-ce qui tintéressait dans ce genre de travail ?
Lidée quun savoir théorique puisse devenir une sorte
de ciment pour notre culture, quil soit tellement assimilé quon
ny fait même plus attention, au quotidien. Par exemple, la série
de sculptures que jai faite avec des poutres exploitait les propriétés
les plus élémentaires de la géométrie euclidienne,
à savoir le partage dun angle droit en deux angles égaux
de 45°. Langle droit étant un des fondements de notre architecture
et peut-être même de notre façon de penser, les sculptures
réalisées sadaptaient à tous les espaces où
elles étaient montrées, donnant ainsi limpression quil
sagissait de sculptures "in situ" ce qui nétait
pas le cas, et, à chaque installation, elles prenaient un sens différent
en fonctionnant souvent comme révélateur des composantes de
lespace. Dans certaines de ces installations, les sculptures se fondaient
tellement dans leur environnement quelle pouvaient très bien
passer inaperçues. Ce qui est dailleurs arrivé plusieurs
fois ! Mais la discrétion me semble être une qualité qui
peut aussi sappliquer aux uvres dart. Il faut un petit effort
de découverte. En plus cette discrétion permet déchapper
au vandalisme !
En fait le ready made tintéresse.
Bien sûr, mais, dans mon cas, il ne sagit pas de ready made puisque
même minime, cest mon intervention sur lobjet qui lui donne
un sens, quil perd après son installation dans une exposition.
Ce n'est pas le choix dun "objet neutre" mais une volonté
de ma part de "raconter une histoire".
As-tu fait partie dun groupe ou dun mouvement artistique ?
Avec Gérard Starck, on a créé lassociation Artel
dans laquelle il y avait également dautres jeunes artistes, tous
issus de lEcole des Arts Déco. Cétait plutôt
une communauté dintérêt quun groupe dartistes
travaillant ensemble. Notre but était doccuper le terrain en
montrant des artistes que nous aimions dans des expositions que nous organisions
parce que personne dautre ne le faisait à notre place. La première
à été Dimensions Singulières Sculpture.
Comment ton travail sur la sculpture et les installations ta-t-il mené
au Télécran ?
Jai parlé de géométrie élémentaire,
de culture, de durée de vie dune uvre dart, du statut
de lartiste, des matériaux de récupération. Chaque
passage dans lutilisation dun nouveau matériau était
lié à des rencontres avec ces matériaux. Donc une partie
de mon travail dalors consistait à aller à leur recherche.
Sans découvertes pas de production. Cette situation particulièrement
bloquante métait devenue insupportable parce que trop aléatoire.
Un jour je tombe par hasard sur un Télécran aux Emmaüs.
Jachète immédiatement ce jouet qui avait si fortement
marqué mon enfance et qui avait succombé à mes désirs
de découverte du comment ça marche. Assez rapidement
jacquiers une virtuosité due à une pratique quotidienne.
Mais je me refusais à envisager un travail artistique avec ce Télécran
pour ne pas retomber dans les risques que javais connus avec mes matériaux
de récupération. Jusquau jour où jai découvert
dans un magasin de jouets que non seulement le Télécran était
toujours fabriqué mais quen plus il létait à
quelques kilomètres de chez moi, ce qui ma permis denvisager
le travail que jai développé depuis.
Et qu'est-ce qui tattire dans ce travail sur Télécran
?
Il concrétise plusieurs aspirations qui étaient déjà
présentes dans les sculptures. Mais en plus jai la possibilité
dutiliser la logistique industrielle du fabricant (travail en série,
emballage, sponsoring...) pour mon propre travail. Lobjet Télécran
fonctionne avec deux axes perpendiculaires dont le croisement à la
surface de la vitre crée un sillon qui forme le dessin. En fait, pour
moi le Télécran est une sorte de carte de marine, où
le croisement de deux coordonnées donne un point de lespace,
une position dans cet espace.
Combien de Télécrans as-tu faits et à quel rythme
travailles-tu ?
Je travaille très peu. En fait cest le manque qui me motive le
plus. Quand toutes les pièces sont parties pour une exposition, leur
absence me pousse à en réaliser dautres. En tout -je nai
pas établi de comptabilité exacte- il y doit y en avoir cent
ou cent cinquante en trois ans et demi.
Est-ce le côté éphémère de luvre
qui tintéresse ?
Ce qui mintéresse cest que lobjet recèle en
lui le potentiel de sa régénérescence mais celle-ci passe
par une destruction. Cest lobjet lui-même qui parle de cela.
Face à cela mon intervention parle du désir désespéré
de lutter contre la disparition. Cest le dessein de tout artiste. Certains
utilisent pour cela des matériaux connus pour leur durabilité.
Ce nest pas pour autant que leur uvre résistera au temps
! Dans le cas des Télécrans, il faut un minimum dattention
pour préserver luvre et, dans ce cas, elle peut vivre après
son adoption par le collectionneur.
Sur Télécran, tu reproduis toujours des uvres célèbres
?
Oui je reproduis des images célèbres ou tout au moins connues.
Qu'il s'agisse d'images de tableaux, dactualité, du quotidien
ou même de la pornographie, ce sont des images symboles.
Comment choisis-tu ces images ?
Comme dans mon travail antérieur avec les matériaux de récupération,
ici la recherche des images à sapproprier est une part importante
du travail, avec la joie de la découverte. Cest un peu comme
chercher des champignons, au plaisir de la promenade sajoute celui de
chasseur prédateur. Cela a démarré avec des cartes postales
que je ramenais de mes visites de musées, puis les sources se sont
diversifiées.
Pourquoi avoir photographié les Télécrans ?
Le Télécran parle de fragilité, dunicité,
dun geste. Cest un objet intime qui évoque très
fortement le processus de fabrication et de son devenir. Il y a eu presque
immédiatement une adhésion du grand public pour ce travail,
car il y avait précisément travail, virtuosité et cela
évoquait un retour à des valeurs en art qui rassurent. Cette
vision limitée et un peu réactionnaire nétait bien
évidemment pas la mienne et cest ce qui ma probablement
poussé à utiliser des images qui allaient à lencontre
de ces valeurs morales. En plus la photo dit exactement linverse du
Télécran : plus dintimité, ni de fragilité,
ni dunicité... Elles prennent la forme parfaite de peinture de
dessus de canapé, mais elles résistent terriblement à
ce statut.
Le Télécran peut aussi faire penser à un écran
de T.V. ou à celui dun ordinateur. As-tu fait des suites dimages
qui racontent une histoire?
Ces écrans qui à leur création devaient évoquer
une modernité futuriste sont devenus très désuets malgré
les tentatives du fabricant de les réactualiser en utilisant des couleurs
fluos pour les cadres. Et, bien entendu, je me délecte de confronter
cette modernité désuète, bricolo à celle des artistes
qui utilisent des média vraiment modernes. Quant, à raconter
des histoires sous la forme dune sorte de story-board, je ne crois pas.
Même si je choisis les sujets en fonction du contexte dune exposition
ce nest pas systématique.
Pour les Télécrans, tu en as été linnovateur
en art ?
Bien que ne les ayant jamais vus, je sais quils ont déjà
été utilisés par dautres artistes dont Beuys et
Ben. Mais je crois bien être le seul à en avoir fait le centre
de son travail ou à les avoir utilisés comme je le fais.
Lart et lérotisme sont-ils des jeux denfants ?
Je ne crois pas. Ce sont des jeux de lesprit plus spécifiques
au monde des adultes.
Les uvres érotiques entraînent un voyeurisme du public
.
Le voyeurisme est passif. La civilisation du spectacle avec ses images qui
se renouvellent constamment participe de cette passivité du spectateur.
Même les musées sy sont mis. Ils présentent des
uvres qui ne sont pas télévisuelles et qui devraient permettre
au spectateur de trouver son propre rythme de réflexion ou de contemplation
et pourtant là encore on crée un rythme dans la visite, avec
des stations ponctuées dexplications, une sorte de petit train
touristique culturel. On a tellement peur que le spectateur sennuie,
quon le prend par la main en lui prémâchant tout le travail
de réflexion. Avec lhabitude, il en redemande et passe plus de
temps à lire ou à écouter les explications quà
regarder les uvres. Face aux uvres érotiques pour lesquelles
ont sattendrait à un minimum dintimité, voire un
quartier réservé, le fait quelles soient montrées comme
les autres tableaux provoque une rupture dans lengourdissement, très
brutale. Les questions sur la manière de voir sont posées comme
un coup de poing. Mais en dehors de cette volonté de réveiller,
cest évident que je subis une fascination pour lérotisme
et même pour la pornographie. Il y a là un pouvoir qui se joue
de notre intelligence et qui frappe directement les sens sans quon puisse
vraiment lutter. Il sensuit un réel trouble quon ne peut
pas dominer. Cest un type démotion qui arrive rarement
avec les autres sens. Par ailleurs cest vrai que ça mamuse
beaucoup de voir les spectateurs érudits sacharner à identifier
les auteurs des tableaux qui ont été copiés ce qui pose
un problème quand il sagit dimages issues de la pornographie.
En parlant de lauteur de luvre...
Cest vrai que suivant les termes de la loi, en réalisant des
copies je ne réalise pas vraiment des uvres dart...
Cest pour cette raison que tu ne les signes pas ?
Ils sont signés et datés au dos, tout au moins pour ceux qui
sont dans le circuit du marché de lart.
Mais tous ces Télécrans sont réellement fragiles ?
Si je tourne un bouton, il y a un trait, et si je les secoue tout disparaît
?
La première fois que jai montré des Télécrans
dans une exposition, cétait dans une installation avec des sculptures
qui occupait la totalité de la galerie (sol et murs). En quelques minutes,
les dessins ont été complétés puis effacés
et les gens ont continué pendant toute la durée du vernissage
à jouer, ce que je navais évidemment pas prévu.
Par la suite jai bloqué les boutons, mais il y a eu là
aussi des déprédations qui ont été restaurées
par un spécialiste. Ayant à réfléchir à
tout cela jai commencé à minterroger sur ce qui
changerait si je supprimais le risque deffacement. Depuis ce risque
a été supprimé grâce à la collaboration
du fabricant. Cela dit le premier de la série des non-effaçables
a été une copie du Tricheur à las de carreau
de de La Tour.
C'est à partir de cette uvre que tu as commencé à
tricher alors ?
Tout à lheure jai parlé du pouvoir dévocation
du Télécran, il parle lui-même de son potentiel. Cela
suffit à mes yeux et puis lartiste a tous les droits, même
celui de mentir. Alors que le public na pas le droit de détruire
son uvre par bêtise pour vérifier quil ny a
pas tricherie, sans mesurer la portée de ses actes.
Le trait laissé par le Télécran est parfois un peu
tremblant, tu ne peux pas tricher là ?
Si je ne triche pas en dessinant avec le Télécran cest
uniquement parce que cest plus facile comme cela. Cest comme pour
un pianiste, cest plus facile de jouer les notes au clavier que dimiter
le son du piano en chantant. Cela dit, lapparente perfection nest
quillusion mais lil reconstitue les passages qui ne sont
pas parfaits.
Tu nas pas essayé dintervenir avec de la couleur ?
Non je préfère garder laspect tel quel, du Télécran.
Et en plus la couleur est apportée par la présence des cadres,
dont les couleurs sont interchangeables.
As-tu fait de grandes surfaces noires au lieu de nutiliser que le
trait ?
Oui, cétait dailleurs très long et fastidieux. Tout
ça pour voir le mécanisme à lintérieur !
En fait cest là quon voit réellement que tu crées
en enlevant de la matière. Il y a toujours un rapport avec la sculpture
ici ?
On revient au ready-made, car le Télécran est dabord perçu
comme un objet industriel utilisé pour sa présence physique
dans lespace. Ensuite en sapprochant on découvre le dessin,
puis, on comprend que ce dessin est formé dune absence de matière.
La surface unie a été gravée à laide du
mécanisme dont on voit les boutons de commande ainsi que les indications
: horizontal et vertical. On comprend que cest
la transparence qui forme le trait. On passe à travers la superficie,
et on accède à lintérieur, à la profondeur...Sans
vouloir faire de lanalyse de bazar, cest vrai que cest en
utilisant des mots pour décrire ce quon voit quon accède
au sens. Dautre part je me suis beaucoup intéressé à
la perspective, à cette théorie qui propose des recettes qui
permettent de donner lillusion de la réalité mais qui
assigne au spectateur une place privilégiée, à une distance
imposée face à luvre. Pour le Télécran,
la distance est liée à lutilisation des boutons de commande.
A cette distance dutilisation, le regard embrasse la totalité
du format de lécran, cest en parfaite adéquation
avec les théories de la perspective.
Pourquoi nas-tu pas fait de dessins de perspective pure sur Télécran
?
Un peu trop didactique peut-être. Mais il nest pas impossible
que je copie une estampe de Dürer où il montre une machine à
dessiner qui exploite les possibilités de la perspective.
Y a-t-il des peintres que tu as plus reproduits ?
François Boucher, Egon Schiele, Picasso. Pour Picasso, cela mamusait
beaucoup de copier avec virtuosité celui qui a toujours incarné
auprès du grand public le nimporte quoi, propre à lart
moderne.
Parfois tu prends des détails en photo, tarrive-t-il de reproduire
des détails duvres sur Télécran ?
Non. En photo, jutilise ce système de détails par exemple
pour changer le cadrage ou pour utiliser un cadrage vertical.
Pourquoi ne mets-tu pas le Télécran à la verticale
?
Comme avec la couleur, je ne veux pas intervenir sur laspect du Télécran.
Il a été vaguement question à un moment, sur ma proposition,
quils fabriquent un Télécran vertical qui aurait été
commercialisé, mais le projet na pas abouti. La forme initiale
na pratiquement pas évolué à part le graphisme
du nom et la couleur des cadres. Jai rencontré pendant une de
mes expositions le créateur du Télécran. Jétais
très ému devant ce vieux monsieur qui avait dabord fait
carrière aux Etats-Unis avant de voir son invention fabriquée
en France. Une sorte de Raymond Loewy du jouet qui avait fait une invention
qui a été fabriquée à un peu plus de cinquante
millions dexemplaires en une trentaine dannées ! Il avait
apporté avec lui une photo du prototype des années cinquante
qui ressemblait encore plus à une télé. Jétais
aux anges !
As-tu fait des uvres abstraites ?
Pas vraiment. La virtuosité est nécessaire pour le travail que
je développe car elle constitue un outil indispensable à la
compréhension de mon travail, mais elle nest pas une fin en soi.
Lart nest jamais dans loutil, mais cest lartiste
qui choisi les outils avec lesquels il peut faire de lart. Si je copiais
des uvres abstraites qui tirent leur substance de leur matérialité,
de leur corps, de lévocation dune gestualité, je
ne pourrais le faire quavec la gestualité imposée par
le Télécran qui est plutôt contraignante et le résultat
ne serait pas identifiable -on arriverait à du " n'importe quoi
".
Le fait que luvre
ne soit quavec un fil, ne pose-t-il pas des problèmes
de réalisation ?
En fait, ce fil continu nest pas vraiment un handicap puisquil
reste visible.
Je commence par les détails les plus importants, comme le visage et,
si cest réussi, je passe à la suite en trouvant des astuces
pour pouvoir repasser plusieurs fois sans que cela nuise à limage,
par exemple, en passant par les cheveux ou par les drapés. Dans le
cas du billet de cent dollars, jai utilisé les plis qui étaient
sur le billet. Cest plus gênant quand jinterromps un dessin
pendant sa fabrication car cest difficile den reprendre le cours,
cest exactement comme une conversation ou une interview....
Propos recueillis par Isabelle Bourgin.