STEPHANE
LALLEMAND
Dans les Télécrans, série de six œuvres à
laquelle il se consacre de 1989 à 1993, Stéphane Lallemand reprend
à son actif les grands thèmes et les sujets de prédilection
de l'art occidental et les retranscrit avec humour et dérision.
Stéphane Lallemand crée des images à partir d'œuvres
célèbres en les reproduisant à l'aide du «tracé
mécanique » du fameux jouet d'enfant qui donne son nom à
la série. Ses choix ne sont pas le fruit du hasard : anciens ou modernes,
tous les tableaux sélectionnés par l'artiste abordent le thème
du nu féminin. Le verrou d'Honoré Fragonard (1732 - 1806), la
Maja desnuda de Goya (1746 1828), Les baigneuses d'Auguste Renoir (1841 -
l919), Jeune fille assise d'Egon Schiele (1890 - 1918) et GreatAmerican Nude
# 99 de Tom Wesselmann (1931) sont autant de chefs-d'œuvre, connus d'un
large public, que Stéphane Lallemand s'emploie à copier méticuleusement.
Cette approche de la reproduction artistique est devenu un thème récurrent
de l'esthétique moderne contemporaine.
Depuis la Renaissance, le nu féminin est devenu l'une des disciplines
académiques fondamentales et reste, encore aujourd'hui, le passage
obligé de tout étudiant aux Beaux-Arts. Manifestation sans appel
de la virtuosité et de l'habileté technique d'un artiste, cette
discipline reste pendant longtemps exclusivement réservée aux
peintres de sexe masculin. Les femmes devront attendre la fin du XIXe siècle
pour que des académies privées leur permettent - dans certaines
limites - de s'adonner à l'étude du nu féminin. Les femmes
peintres n'ayant pas accès à cette discipline lors de leur formation,
celle-ci est traditionnellement citée pour illustrer la maîtrise
artistique masculine. La représentation même et les modes de
représentation utilisés pendant des siècles pour figurer
le corps «idéal» de la femme sont indéniablement
empreints de connotations masculines, d'allusions érotiques et considérés
comme le témoignage du génie masculin. Le visiteur de l'exposition
ne manquera pas de rapprocher les Télécrans des toiles célè¬bres
qui ont servi de modèle à Stéphane Lallemand : les allusions
aux portraits de Vénus allongées de Goya, aux scènes
de séduction érotiques de Fragonard, aux formes amples et douces
des corps féminins des toiles impressionnistes de Renoir, et aux pin-up
tout droit issues des publicités à l'érotisme débridé
de Tom Wesselmann, sont sans équivoque. Une question se pose cependant
faut-il voir dans les copies de Stéphane Lallemand un hommage au nu
féminin et aux grands maîtres, ou une critique à l'encontre
des discours traditionnels de l'histoire de l'art ? Le fait qu'il opte pour
un format réduit et standardisé, qu'il revendique le statut
de copie pour ses œuvres, et qu'il reproduise les généreux
volumes féminins à l'aide d'un dessin au trait semble appuyer
la thèse d'une déconstruction délibérée
d'un sujet encore apprécié aujourd'hui. On se surprend à
penser que Stéphane Lallemand utilise ces citations de l'histoire de
l'art dans l'unique but de contrecarrer ses modèles et les concepts
sur lesquels ils sont fondés.
La présentation des six œuvres célèbres que propose
Stéphane Lallemand peut déconcerter le visiteur car il est confronté
à tout autre chose qu'à un dessin dans son acception traditionnelle.
Pour reproduire les motifs, l'artiste a choisi de travailler à partir
d'un autre support que le papier : le Télécran, ce jouet affectionné
par les enfants, variante de l'ardoise magique. Il s'agit d'un boîtier
hermétique contenant une poudre or. Celui-ci est surmonté d'une
plaque de Plexiglas qui permet de voir la poudre qui colle à la surface,
sous l'effet d'une charge statique. La plaque est entourée d'un cadre
en plastique de couleur fluo. En bas du châssis, deux boutons de couleur
permettent d'actionner une aiguille qui « gratte » la couche de
poudre et laisse apparaître un trait noir. Le mouvement de l'aiguille
est commandé par la rotation des deux boutons, reliés à
elle par un mécanisme à l'intérieur du boîtier.
Dessiner avec un Télécran n'est pas chose aisée car les
boutons guident chacun l'aiguille dans une direction différente : le
bouton de droite dirige l'aiguille verticalement, vers le haut ou vers le
bas, celui de gauche horizontalement, vers la droite ou vers la gauche. Les
tracés en diagonale, qui permettent d'effectuer des arrondis et donc
de reproduire le plus fidèlement possible un modèle, sont bien
entendu ceux qui demandent le plus d'habileté. Il faut parvenir à
tourner simultanément les deux boutons tout en mesurant parfaitement
l'angle de rotation de part et d'autre : un exercice de coordination des mains
qui demande une grande virtuosité... et un peu d'expérience.
Cette difficulté à réaliser des arrondis parfaits se
retrouve dans l'exécution heurtée des traits des différentes
œuvres que propose Stéphane Lallemand. Autre difficulté
de taille à surmonter pour tout adepte du Télécran la
correction est impossible, on ne peut effacer un trait malencontreux, un arrondi
peu satisfaisant. La copie fidèle d'une œuvre devient dans ces
conditions pour le moins délicate, et affaire d'expert.
À première vue, cette série peut irriter par son apparente
banalité, sa mise en scène qui a tout du kitsch (cadre en plastique
fluo), et l'allusion au jouet d'enfant, mais cela est délibéré.
Dans un texte publié en 1992, Stéphane Lallemand présente
son travail comme une sorte de « manifeste du dilettantisme absolu »
qui aurait refusé «la spécialisation exigée pour
un professionnel ». Manifestement, l'intention de Lallemand consiste
plutôt à porter un regard ironique sur l'idée que l'on
se fait traditionnellement du génie artistique.
Une conclusion s'impose : Stéphane Lallemand a souhaité s'exprimer
grâce à la technique du Télécran parce qu'elle
constitue précisément une remise en question ironique des techniques
artistiques traditionnelles, et en particulier de l'art du dessin. Dessiner,
c'est tracer sur une surface des traits qui, pris dans leur ensemble, composent
une structure linéaire. Le dessin se caractérise par le fait
que, sans préparation technique préalable mouvement de la main
de l'artiste est directement transposé sur le feuillet sous forme de
ligne. Dans son ouvrage Die Kunst der Zeichnung, Walter Koschatzky fait allusion
à la notion de designo : « Le résultat doit être,
et de loin, beaucoup plus direct que tout effort fait par technique interposée.
Parmi tous les arts plastiques, le dessin est le mode d'expression le plus
spontané, il reproduit le plus fidèlement ce qu'une personne
voit et pense, ou pour être plus précis, ce que cela lui inspire,
ce qu'elle ressent. C'est un fait : plus que tout autre moyen d'expression,
le dessin permet à l'artiste de saisir l'essentiel. » Une approche
relativement traditionnelle du dessin, que Stéphane Lallemand semble
réfuter avec sa série des Télécrans. Ses dessins
au trait évoquent certes des dessins, mais il leur manque la dimension
du contact direct entre la main et la feuille de papier. Ses Télécrans
sont nés d'une construction technique - un tracé limité
dans ses mouvements, qui semble avoir été télécommandé.
En tant que signe visible et distinctif d'une écriture artistique,
le tracé permet d'attribuer une oeuvre à son auteur. Dans la
série des Télécrans, le tracé viole les règles
admises et frôle la démonstration par l'absurde. La virtuosité
de l'artiste s'exprime sous la forme d'un concept intellectuel étudié
avec subtilité.
Regina Selter